
RENCONTRE AVEC PHILIPPE PASQUA
Si Phillippe Pasqua s’est forgé une réputation d’artiste solitaire, il n’a aucun mal à mettre son interlocuteur à l’aise. On discute avec lui comme on le ferait avec un vieil ami. Il nous raconte la part de hasard et de mystère, les rencontres, les questions qui l’ont poussé si irrésistiblement vers la peinture et la sculpture. Autodidacte, le créateur a tracé sa voie loin des sentiers battus et s’est affranchi de toutes les limites, de toutes les règles, pour explorer sans entrave les passions qui l’animent. Une plongée dans l’imaginaire et le processus créatif d’une des figures majeures de l’art contemporain français.
Pouvez-vous nous parler de vos débuts dans le monde de l’art ? Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir artiste ?
Ça a commencé par une rencontre : en passant devant une librairie, au détour des vitrines, je suis tombé par hasard sur des peintures de Francis Bacon— sur son Étude du Pape rouge, pour être précis. Ça m’a bouleversé. Après ce choc, je me suis mis en tête d’essayer de comprendre ce qui venait de se passer. À l’époque, je ne savais absolument pas ce qu’était la peinture, et encore moins le monde de l’art. Cette rencontre a été ma porte d’entrée. J’ai cherché à apprendre et à comprendre le pouvoir de la peinture, à ma façon, tout seul, avec ma vision des choses. Dès lors, je ne me suis jamais arrêté ; c’est devenu une passion, une obsession. Quarante ans plus tard, je ne sais faire que ça et je n’aime faire que ça.
Qu’est-ce qui a d’abord happé dans le métier d’artiste ? Qu’est-ce qui vous motive ?
Ce qui me fascine, c’est surtout l’aspect créatif de la chose ; le monde de l’art en soi, ce n’est pas vraiment ce qui m’intéresse. Je préfère travailler dans mon atelier et peindre, sculpter ou dessiner du matin au soir — être ancré dans ce que j’ai envie de faire. C’est comme ça que je respire, ça ne me quitte pas. Je ne me pose pas la question de ce que je vais faire demain, vous voyez !
Quelle est votre démarche créative ? Comment procédez-vous ?
Je ne connais qu’une façon de procéder : faire ce dont j’ai envie et le ressentir au plus profond de moi-même. Sans ça, ça ne peut pas fonctionner.
Je suis attiré par certaines choses, certaines couleurs, certains sujets… ce sont eux qui me guident. En l’occurrence, les corps et les visages qui me fascinent tout particulièrement — comme tout ce qui relève de l’humain, à vrai dire. J’ai beau aimer l’abstraction, je ne la pratique pas en peinture. J’ai besoin qu’on reconnaisse un élément figuratif dans mes œuvres, de créer autour d’un sujet, et plus que d’un sujet, je dirai même d’une histoire. Lorsque j’entame un tableau, je me raccroche à une narration, au récit du modèle ou à quelque chose en lui qui me touche et que j’ai envie de raconter. Cette histoire, elle passe aussi par ce que je vois, par un physique, par une gueule, par une attitude, par une singularité… Je cherche avant tout à peindre des gens avec une différence, quelle qu’elle soit. C’est toujours cette histoire qui dicte l’œuvre.

Comment donnez-vous à voir cette différence ?
Pour ne donner qu’un exemple, j’ai peint des tableaux avec ma fille comme sujet. Petite, elle avait un problème aux yeux et portait des lunettes. Un jour, je l’ai trouvée dans la salle de bain, face à un miroir embué. Je lui ai demandé d’enlever ses lunettes et ai pris quelques photos en me racontant l’histoire suivante : sans ses lunettes, elle voit flou ; et la voilà face à ce miroir qui lui renvoie un reflet flou. Je voulais essayer de faire ressentir et de montrer par la peinture la manière dont elle voyait le monde. C’est l’histoire du moins que je me suis racontée.
Au-delà de ça, en peignant ces corps et ces visages, je ne ressens jamais de lassitude : chaque fois que je commence un tableau, j’ai l’impression qu’il s’agit du premier. On pourrait se dire qu’un visage c’est un visage, qu’ils sont tous à peu près les mêmes et effectivement, le nez, la bouche, les yeux sont toujours au même endroit. Pourtant, avec le temps j’ai découvert qu’on peut peindre mille visages différents — ou mille fois le même visage — sans jamais y trouver exactement les mêmes choses. Dans le corps, il y a cette mouvance permanente. Voilà ce qui m’obsède.
Que trouvez-vous dans la peinture qu’un autre médium ne saurait exprimer ?
Par la peinture, une transformation presque magique s’opère. C’est assez dingue ! Un coup de pinceau peut tout changer : détruire un tableau ou révéler quelque chose d’extraordinaire. D’une toile qui ne nous parle pas, où rien ne nous touche, on peut faire ressortir quelque chose de très puissant en s’y replongeant le lendemain, à condition, bien sûr, qu’il y ait de la sincérité. On sait tout de suite ce que l’on peint est bon, si une toile transmet quelque chose de fort, ou si, à l’inverse, elle mérite d’être détruite. Parfois, on va trop loin sans savoir comment revenir en arrière, ou bien on ne va pas assez loin en pensant avoir terminé. Oui, c’est très particulier, la peinture. C’est une grande part de ce qui me motive : comprendre ce qu’il y a à comprendre — mais je crois bien qu’une vie entière ne suffira pas !
Comment sait-on lorsqu’une œuvre est achevée ?
C’est là le grand mystère ! Étrangement, arrive toujours un moment où on regarde son œuvre et on réalise : « c’est fini ! Aujourd’hui, c’est fini », puis on y revient le lendemain et on retouche, on retouche, on retouche… On se rend bien compte que ce n’est pas encore prêt. Et parfois, on va trop loin sans avoir pu saisir le moment où on aurait dû s’arrêter. C’est comme ça ! Quelque part, ça doit faire partie du jeu de la peinture.
En plus d’être peintre, vous êtes également sculpteur. Appréhendez-vous ses deux disciplines de la même manière ?
La sculpture a effectivement pris une place importante dans ma vie or, c’est un travail très différent. Lorsque je peins, je suis seul et à l’initiative de tout ; tout relève de mes envies et de la manière dont je procède. Lorsqu’on parle de sculpture, c’est plutôt l’inverse ! J’ai besoin de mon équipe, car seul, je ne peux rien faire. Le travail collectif devient primordial. Il faut savoir se montrer patient, composer avec des contraintes techniques énormes et être en mesure de transmettre sa vision à son équipe. C’est essentiel que l’on se comprenne et que l’on instaure un vrai dialogue entre nous pour que le projet aboutisse.


Selon vous, quelle est votre plus grande qualité en tant qu’artiste ?
Aujourd’hui, je dirai peut-être la sincérité que je mets dans mes tableaux. Je pense que c’est la qualité essentielle de tout artiste : rester aussi sincère que possible vis-à-vis de soi.
Quel est votre mot d’ordre, votre mantra ?
« Tout est toujours possible ». Pour moi, il n’y a pas de limite — je n’en ai jamais eu.
Si vous pouviez remonter le temps et rencontrer l’un de vos modèles, qui serait-ce ? Que souhaiteriez-vous lui dire ?
Francis Bacon, bien sûr. On discuterait, comme ça, de tout et de rien, de la vie…
Qu’est-ce que vous a appris la vie d’artiste ?
Que le monde de l’art bouge sans cesse, mais que le plus important, c’est de rester soi-même et ne pas se laisser embarquer dans les tendances. Qu’il ne faut jamais vouloir être à la mode, mais faire ce dont on a envie ! Moi, je préfère travailler à l’écart et faire mon petit bonhomme de chemin. Suivre son parcours singulier et individuel, ses envies, c’est ça la liberté ! Et il faut rester libre, inconditionnellement.
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Par Eduardo Costerg