DANNY KHEZZAR, CHEF DU BAYVIEW Les limites sont faites pour qu’on les dépasse

On ne le présente plus : Danny Khezzar. Jeune chef de talent, poulain de Michel Roth, il prend au printemps 2023 les rênes du très réputé Bayview, au sein de l’Hôtel President. S’il y a bien une chose dont le chef Khezzar ne se départ jamais — même avec son imposante toque sur la tête —, c’est de son humour et de sa franchise. Il nous invite du côté des cuisines — sa scène — où seules la créativité et l’émotion font loi.

Chef Khezzar, bonjour. Vous êtes déjà à la tête d’un des restaurants les plus réputés de Genève. Pouvez-vous nous présenter votre parcours? Pourquoi avoir choisi de faire carrière en cuisine?

J’ai commencé très tôt. Mes parents cuisinaient beaucoup, mes grands-parents aussi. Après le bac, je suis rentré à l’école hôtelière, à Paris, pour suivre trois ans de formation. Avant le bac, j’avais déjà commencé à travailler pour le chef Pierre Gagnaire.

J’ai toute une lignée de grands chefs derrière moi : Pierre Gaganire, Lucas Carton, Michel Roth… Je pense qu’ils m’ont donné la fibre. Au début, je ne savais pas que j’avais ça en moi, je l’ai compris peu plus tard, autour de mes 15 ans, quand le chef Michel Roth m’a tendu la main pour travailler au Ritz, à Paris. À ce moment-là, j’ai commencé à découvrir le monde du palace et ça m’a beaucoup plu. Moi, j’ai grandi dans un quartier de la banlieue parisienne, loin de tout ça!

Je suis parti pour l’aventure suisse avec le chef Roth au moment où on lui a proposé de reprendre le Bayview.

 

Pouvez-vous nous parler de cette rencontre avec le chef Michel Roth? Comment ce lien s’est-il noué entre vous?

La première rencontre? Mes parents m’ont offert un brunch au Ritz pour mes quinze ans : ils savaient que j’adorais manger — je ne parlais que de ça tout le temps. Par chance, le chef Roth était là. Mon père m’a dit : «Va te présenter». J’y vais et je lui dis : «Un jour, je serai un grand chef comme vous». J’ai senti que ça l’a ému. Il s’est assis à table avec nous et il nous a fait visiter la cuisine après le repas. On a bien parlé. À la fin, il me tend sa carte en disant que si j’avais besoin de faire un stage, je n’hésite pas à le contacter. Je n’ai pas hésité. J’ai fait mon stage de troisième au Ritz! C’est comme ça que ça a commencé.

Le chef a remarqué que j’étais travailleur. J’ai donc continué au Ritz en tant que commis. Lorsqu’il est parti pour la Suisse, il s’est souvenu de moi, m’a fait entrer dans les cuisines de l’Hôtel President, et on est allé chercher l’étoile. Moi, j’étais encore commis à l’époque, mais c’était génial! Ensuite, il s’est passé plein de choses, le chef m’a vu grandir. Ça fait maintenant huit ans que je suis arrivé au Bayview. 

Et puis, entre le chef Roth et moi, il y a une complicité naturelle, simple. Parfois, les grands chefs ont peur pour leur image quand un jeune talent «explose» en cuisine; il arrive même qu’ils s’acharnent à freiner son ascension. Le chef Roth, c’est tout le contraire : tellement heureux pour moi, il m’a ouvert autant de portes qu’il a pu. Je le sentais heureux et fier. Et ça, c’est rare, les gens qui se réjouissent de la réussite des autres. C’est un chef en or et un homme en or avec des valeurs folles! Pour moi, c’est un exemple.

PHILIPPE PASQUA

Plus concrètement, qu’est-ce que le chef Roth vous a-t-il transmis?

Tout ce rapport humain, d’abord. C’est hyper important. Et puis, une certaine rigueur aussi. Il met un point d’honneur sur les sauces, sur la gourmandise : rester dans une cuisine classique, mais gourmande, garder une attache au sol. Souvent, lorsqu’on parle de créativité, on part trop loin et on perd cette gourmandise qui est pourtant essentielle.

 

Vous êtes à la tête du Bayview depuis le printemps. Comment s’est déroulée la passation? Quelle direction avez-vous choisi de prendre?

Ces six mois ont été magiques! Avec la sortie de Top Chef, on a gagné une énorme visibilité — la preuve, on a trois mois d’avance sur les réservations. Ça a aussi été des moments de rencontre avec le public : des clients habitués qui viennent (re)découvrir ma cuisine, pour qui le Bayview est une cantine, mais aussi des gens qui l’expérimentent pour la première fois, qui s’assoient à la table de leur premier gastro. C’est un peu le paradoxe, la rencontre de deux mondes, et c’est super! On a confirmé l’étoile, on vise la deuxième — on verra si elle arrive! —, on a confirmé le dix-huit sur vingt au Gault & Millau… Les convives sont très contents, l’équipe aussi, et on souhaite que ça continue.

Après, je pense qu’en tant que cuisinier, on met beaucoup de personnalité dans notre cuisine. Bien sûr, je me sers de toutes les bases techniques que j’ai apprises, mais ce qui compte maintenant, c’est la pure création. Pour emmener les gens dans l’émotion, il faut partir de l’émotion : partir de choses qui m’ont marqué dans l’enfance, dans mes voyages, et les retransmettre aux invités. Quand ils me disent que mon gratin dauphinois leur fait penser à celui de leur grand-mère, je sais que je touche à un truc. Ce que je fais au Bayview, c’est un mélange de ce que j’ai appris et des nouvelles choses que j’ai envie de créer.

 

En parlant de ça, quel est le plat de votre enfance? Votre Madeleine de Proust?

La Blanquette de veau de ma mère. Celle-là, je ne la revisiterai jamais. L’originale, c’est la meilleure.

 

Quelles sont vos sources d’inspiration? Comment définiriez-vous votre style?

Ma cuisine, je dirais qu’elle est ludique, créative et gourmande. Comme je vous le disais, c’est aussi une cuisine d’émotion; je vais toujours chercher ce petit truc en plus. Je crée beaucoup de satellites — de petites choses tout autour de chaque plat. On décline énormément les produits, parfois jusqu’à sept ou huit fois dans un menu.

En plus de ça, ma cuisine continue à vivre en salle, avec des «shows» qui mettent en valeur chaque plat. Le service est donc aussi un aspect important, il apporte quelque chose de nouveau. Lorsqu’on vient au Bayview, il se passe toujours quelque chose dans les assiettes : c’est une expérience — un beau moment de partage. On utilise, par exemple, des théières japonaises qui, à la base, servent à faire du café et dans lesquelles on prépare du bouillon. Grâce à une source de chaleur, le bouillon infuse tout seul devant le client. En le préparant de cette façon, on annonce le plat suivant : par exemple, une raviole infusée à la citronnelle qu’on servira avec. On capte les goûts du moment, on donne à goûter la fraîcheur. 

On peut utiliser tellement de choses pour monter ces shows : de l’azote, de la neige carbonique, de la fumée, des odeurs… Le plus important, c’est de donner du sens à ce que l’on fait. En fin de compte, lorsqu’ils sortent des cuisines, mes plats ne sont pas terminés : c’est en face des invités qu’on met la touche finale.

Au delà de ça, la création ne vient pas que de moi, c’est un travail d’équipe. On fait des tours de table tous ensemble, et on se raconte des histoires : «Les huîtres, tu les mangeais comment?», «Ma mère les faisait chauffer avec un peu de beurre persillade», etc. Chacun a ses histoires, ce serait dommage de ne pas s’en inspirer. 

 

Pouvez-vous nous parler de quelques-unes de vos techniques culinaires préférées?

En ce moment, je suis en train de travailler les décoctions, les kombuchas, tout ce côté cocktail qui me parle énormément. Dans les satellites que je propose, j’aime bien faire boire des choses aux convives. Je pense donc tout de suite à la mixologie. C’est quelque chose qu’on utilise très peu dans la gastronomie et je trouve qu’il y a un véritable sens dans l’accord mets et cocktail, avec beaucoup plus de complexité que dans l’accord mets et vin. On a plus de liberté dans le cocktail, on choisit ce qu’on veut mettre en avant : le côté toasté, la longueur en bouche, l’amertume, etc. Je travaille donc là-dessus pour pouvoir surprendre les convives, et par mes plats, emmener les emmener un peu plus loin, proposer des choses intéressantes.

PHILIPPE PASQUA
PHILIPPE PASQUA

Avez-vous un ingrédient fétiche ?

Pas vraiment non… On travaille avec les saisons, avec des petits producteurs, donc il n’y a pas vraiment de produits phares qui restent au fil de l’année. Par contre, le point d’honneur est toujours mis sur une identité, sur le fameux show. Un produit que j’aime bien décliner tout au long de l’année, c’est la pomme de terre — la pomme de terre de Jussy, qui pousse juste à côté. En ce moment, on travaille un plat signature : un parmentier de canard qui, visuellement, ressemble à un croissant et est servi avec son jus de menthe. Il y a beaucoup de trompe-l’œil dans ma cuisine.

La haute gastronomie est souvent associée à l’innovation et à l’utilisation d’ingrédients de haute qualité : comment les choisissez-vous?

Au niveau du sourcing des ingrédients, on cherche, bien sûr, la meilleure qualité. On travaille les produits locaux au maximum puisqu’on a de la chance d’avoir énormément de beaux ingrédients juste autour de nous et des producteurs nous proposent pas mal de choses. Après, on se fait évidemment plaisir sur les produits qu’on ne trouve pas par ici — les Saint-Jacques, par exemple, qui viennent des Côtes bretonnes. Je les appelle «les Saint-Jacques des Côtes lémaniques» parce que je fais la sauce qui les accompagne avec les écrevisses du lac. En cuisine, on fait en sorte que les produits se rencontrent en ramenant toujours un peu de local dans l’assiette.

Selon vous, à quoi pourrait-on comparer le métier de chef? À quel autre métier? À quel autre domaine?

Je pense qu’être chef, c’est comme être artiste. Moi qui connais les deux, c’est une comparaison qui me parle. Comme je le dis toujours, on parle d’une feuille blanche, on crée quelque chose, on le présente à un public et après, on prend note des retours. La scène, c’est pareil, lorsqu’on fait de la musique. On crée sans limites, on est libre de faire ce qu’on veut. Personne ne nous dit ce qu’on a à faire. Et souvent, on donne une part de soi, en musique comme en cuisine. La création, c’est vraiment le dénominateur commun entre les deux. Mais il y a aussi cette notion de mise à nu devant le public, de vrai lien que l’on noue. Salle de concert, salle de restaurant… C’est un peu la même chose, au final

Que préférez-vous dans ce métier?

Il y a deux côtés que j’adore. D’abord, tout cet aspect créatif qui m’anime : avoir une idée, aller au bout, se pencher sur le goût, se pencher sur le visuel… Cette sensation, aussi, lorsqu’on réussit à aller là où on voulait aller. De l’autre côté, il y a aussi toute cette notion de partage. Si j’ai commencé la cuisine, c’est parce que je trouvais ça satisfaisant de voir les gens contents. Quand je faisais à manger pour mes parents et que tout le monde à table trouvait ça bon, c’était hyper valorisant. Les sourires, le partage, la convivialité, ces moments de table… je trouve que ce sont des moments magiques, hors temps, hors des classes, hors problème, hors de tout.

Quelles personnalités seriez-vous heureux d’avoir à votre table?

Tupac Shakur et Michael Jackson. Mais bon, ça risque d’être compliqué…

Si vous étiez un des ingrédients de votre cuisine, lequel seriez-vous?

Je dirais un salak. Je vous laisserai chercher. Lorsque vous verrez le truc, vous comprendrez. [NDLR, après quelques recherches, voilà ce que l’on trouve : «Le salak, aussi appelé “fruit-serpent”, provient d’un petit palmier tropical. C’est un fruit riche en possibilités.»]

Vous êtes un jeune chef : à vingt-sept ans, vous voilà déjà à la tête du Bayview. Pensez-vous que cela vous rend plus créatif ou bien qu’il reste encore du chemin à faire pour acquérir plus d’expérience?

C’est une bonne question. Moi, je fonctionne au feeling, je suis très naturel. Je ne me pose pas trop de questions sur l’après, je préfère vivre le moment présent. C’est vrai que j’ai ma cuisine, que je suis jeune, mais je pense que c’est une force. On m’a toujours dit que le talent n’a pas d’âge. Mbappé, à dix-huit ans, était déjà l’un des meilleurs joueurs de foot. Il n’y a pas vraiment d’âge, je pense, en cuisine. Il faut juste avoir «ce truc-là». Je crois que je l’ai et j’en suis content; j’en profite et on avance! Je n’ai que vingt-sept ans et il reste encore plein de belles choses à faire. 

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Gastronomie – Danny KHEZZAR

Par Eduardo Costerg