Mathieu Lehanneur

Ce qui se cache derrière les paradis artificiels.

Un mot revient souvent dans la bouche de Mathieu Lehanneur : magie. Chacune de ses créations s’accompagne d’une part d’inexplicable, d’un sens de la poésie par lequel les lois du réel sont subverties. Le designer a de l’or au bout des doigts; il donne vie à son monde singulier et résolument moderne qui confond rêves et matière, art et technologie, science et design. Son ambition l’a porté de Paris à Manhattan, en passant par les galeries du MoMa. Aujourd’hui, le monde entier connaît le nom de Mathieu Lehanneur. Sacré Designer de lannée 2024 par le salon Maison&Objet, concepteur de la Torche olympique pour les Jeux de Paris, tête pensante de La Factory — atelier et siège de sa marque, «forteresse d’idée et d’énergie», lieu d’expérimentation et de production —… Jusqu’où ira le talentueux designer français?

Demain, c’est déjà aujourd’hui

Visionnaire», c’est un mot que Mathieu Lehanneur n’aime pas; il ne cherche pas à courir plus vite que le temps. Bien au contraire, son travail s’évertue à cristalliser l’air de son époque, à ouvrir des portes sur le présent. «On est dans un monde qui consomme tellement de nostalgie que lorsque vous mettez en avant une chose qui a du sens aujourd’hui, elle apparaît pour certains comme un futur. Arrêtons de manger trop de passé!», clame le designer lors d’une interview donnée par Maison&Objet.

Pourtant, on ne peut pas nier que la singularité de lunivers de Mathieu Lehanneur ainsi que la globalité de sa démarche créative en font un éclaireur en matière de design. Déjà sur les bancs de l’École Nationale Supérieure de Design Industriel de Paris, le jeune créateur prend des chemins de traverse : il interroge le rapport entre design et médicaments, son impact sur le patient et la relation que celui-ci entretient avec son traitement. Sa réflexion capte l’attention du MoMa, de l’autre côté de l’Atlantique et, en 2001, Lehanneur, tout juste diplômé et à la tête de son propre studio, intègre la collection permanente du célèbre musée. Six ans plus tard, nouveau coup de maître : en collaboration avec l’Université de Harvard — l’Amérique ne peut plus se passer de lui —, Mathieu Lehanneur conçoit Andréa, un purificateur d’air vivant qui met à contribution les propriétés assainissantes des plantes. Le résultat, à mi-chemin entre la serre miniature et le diffuseur, aurait plus volontiers sa place dans une navette spatiale que dans un loft new-yorkais; et pourtant. Si la réflexion à l’origine d’Andréa découle bien des observations de la NASA, elle s’inscrit dans une perspective plus vaste, plus triviale : entre le spacecraft et notre habitation, parfois il y a un monde, parfois il n’y a qu’un pas. 

On l’aura compris, Lehanneur est un «touche-à-tout». Ses recherches autour du tangible et de l’intangible le pousse à explorer des champs aussi riches qu’éclectiques : science, art, nouvelles technologies, esprit start-up, savoir-faire artisanal, etc. «Je suis un designer qui ne sait pas ce quest le design, explique le créateur, ou plus précisément, où est ce quil commence et où est-ce quil finit. Le design est un territoire ouvert, sans frontières fixes. Cest une grande chance et un champ dopportunités infinies.»

Mathieu Lehanneur - Factory ©Felipe Ribon

Donner corps aux rêves par la matière

L’idéal de Mathieu Lehanneur tient en peu de mots : «enlever progressivement tous les obstacles entre le rêve et les moyens de sa réalisation. Vaste programme. Pourtant, le créateur n’en est pas à sa première ébauche. À plusieurs reprises déjà, il est parvenu à inoculer à la matière la substance des rêves et a déjoué les lois de la physique. La preuve en est, on retient son souffle en s’asseyant sur le banc de la collection Inverted Gravity : six bulles de verre d’une délicatesse infinie soutiennent une assise massive, monolithique, en marbre ou en onyx. Le contraste entre la pierre et le verre, entre la légèreté et la pesanteur, est saisissant et crée une tension immense, surréelle. Pourtant, l’apparente délicatesse de la structure n’est qu’une illusion : «Comme dans la conquête spatiale, la poésie de la quête n’est possible que parce qu’elle est soutenue par une incroyable expertise technologique. Ici, chaque bulle de verre est capable de supporter plus de 250 kg», peut-on lire sur la fiche technique. En défiant l’impossible, les meubles de la série Inverted Gravity, de la table à manger au tabouret, viennent redéfinir l’espace autour d’eux comme si — bug dans la matrice — les règles les plus élémentaires du réel n’avaient plus cours. 

Ces jeux de matières, ce basculement vers le fantastique, parcourent tout le cheminement créatif de la marque MATTHIEU LEHANNEUR. On en retrouve une superbe expression dans les tableaux aquatiques de la collection Ocean Memories. Ici, le créateur français joue aussi au maître du temps et retranscrit la fluidité des vagues dans l’immobilisme du marbre. Un nouveau tour de passe-passe entre inertie et mouvements, état liquide et solide. Bon joueur, il nous en expose les ficelles : «La poésie nest pas une figure de style, mais le meilleur moyen de combiner des mots ou des idées qui semblaient incompatibles. En ce sens, lapproche poétique crée un tout cohérent à partir de notions et de connaissances multiples. Ma poésie est toujours fonctionnelle. Mais à la poésie, je préfère la notion de magie. Je veux que nos pièces portent une part dinexplicable, quelles provoquent une émotion et suscitent l’émerveillement.»

Mathieu Lehanneur - S.M.O.K.E. ©Felipe Ribon 2
Mathieu Lehanneur - Outonomy - Maison&Objet - Janvier 2024 ©Felipe Ribon 1
MATHIEU LEHANNEUR - OLYMPIC TORCH - PARIS 2024 ©Photo Felipe Ribon 2

2024, un âge d’or

L’année commence très fort pour Lehanneur. En janvier dernier, Maison&Objet le sacre Designer de l’année alors qu’il dévoile son installation Outonomy. Réinvention moderne de la caverne originelle, havre de paix monochrome — d’un jaune solaire — inspiré des mouvances survivalistes, le projet fait souffler un vent d’indépendance et de liberté sur le salon, incarnant avec brio le thème de cette année : Tech Eden. On suit le créateur dans le déroulement de sa pensée : «Tech Eden est un oxymore qui nous invite à revenir aux sources, mais en maîtrisant le “code source”, en combinant la nature et la technologie.». Une réflexion sur l’Homme et la nature, certes, mais pas question de revenir sur nos pas! Ce paradis high-tech interroge avant tout nos besoins et nous invite à repenser les piliers de nos nécessités premières : notre alimentation, notre énergie, nos activités, notre sécurité et notre confort. Lehanneur préfère ici la cabane au bunker; pas d’apocalypse en vue, bien que le drone à hélium qui flotte au-dessus de l’installation ne soit, au premier abord, pas des plus rassurants. Pourtant le créateur nous invite à reconsidérer notre vison des choses : « Le drone n’est pas là pour surveiller l’humain, mais son environnement, pour prendre un peu de hauteur et voir plus loin. C’est un belvédère flottant, une vigie ». Chaque élément qui compose Outonomy se veut donc porteur de quiétude et optimiste : «Fuir, respirer, vivre, ailleurs… Cest un projet de vie possible, mais également une façon dadresser la question implicite à chaque visiteur : “Êtes-vous prêt?”, explicite son créateur. J’ai voulu proposer une vision alternative à la représentation moderne de lHomme dominant la nature.»

Retour à la civilisation. Paris est en pleine effervescence. La capitale s’apprête à accueillir les Jeux Olympiques et Paralympiques : un nouveau défi pour le designer français à qui l’on a confié la conception de la Torche et de la Vasque. Mathieu Lehanneur ne cache pas son enthousiasme : «Dessiner la Torche des Jeux est un rêve de créateur. Un rêve qui ne se produit quune fois dans une vie, comme une rencontre miraculeuse avec la grande Histoire.» L’enjeu est de taille : on parle ici de donner corps à un véritable symbole, mais les idées fusent déjà dans l’esprit du créateur. C’est sous les signes de l’égalité, de leau, et de lapaisement qu’il tient à placer l’évènement. L’égalité, c’est la parité absolue des athlètes qui s’exprime dans la symétrie parfaite de la Torche; pour la première fois, elle joue de cette dualité et de cet équilibre. L’eau, c’est la Seine bien sûr, qui fait battre le cœur de la ville — un art de vivre, une manière qu’on les Parisiens de flâner au fil du fleuve. La Torche sen inspire, ses reflets, ses ondulations rendent au métal poli sa forme liquide. L’apaisement, enfin, naît d’un dessin tout en courbes et en lignes continues — car même si les Jeux mettent à l’honneur l’esprit de compétition et la quête de performance, la flamme, elle, se veut symbole de paix.

Mathieu Lehanneur - Inverted Gravity - Salon

2024 sera donc pour Mathieu Lehanneur une consécration de plus. Si son parcours est déjà semé d’étoiles, le designer n’est pas prêt de s’arrêter en si bon chemin. En juin prochain, il inaugurera un nouveau Pied-à-Terre à New York — un lieu exclusif, situé dans lun des plus beaux gratte-ciels de la ville, qui mettra en dialogue ses dernières pièces et son univers. Il reste encore de bonnes idées à trouver, des dogmes du réel à renverser, des choses à dire à travers les objets. J’imagine que vous êtes limité par le nombre de caractère, mais

 Mathieu Lehanneur et sa marque éponyme ont encore de beaux jours devant elle  : «Parce que nous avons besoin dintelligence et de transcendance, parce que nous vivons le réel, mais que nous aspirons au merveilleux, parce que leau, lair, le feu et le temps sont nos piliers, parce que la magie est à la fois un rêve et une science…», comme le proclame son manifeste.

Par Eduardo Costerg

© photos Felipe Ribon