FORNASETTI: Quand le salut est dans l’imagination

Ils sont rares ceux qui peuvent affirmer, sans l’ombre d’un doute, où s’arrête l’art et où commence le design. Dans le Milan du début du XXe, le jeune peintre Piero Fornasetti rend la tâche plus difficile encore : iconoclaste, autodidacte, audacieux, Fornasetti brouille davantage les pistes et trace sa propre voie. Porcelaines précieuses et meubles en tout genre, rien n’est hors de sa portée! Cet artiste-artisan aux mille et une facettes touche à tout, et sa fantaisie ne connaît pas de limite. Perpétués par Barnaba Fornasetti, son fils, l’héritage et les ambitions de l’artiste visionnaire continue à bousculer les codes avec humour et finesse. L’Atelier Fornasetti est loin d’avoir dit son dernier mot ! Plongée au cœur d’un rêve éveillé.

Piero Fornasetti _ photo credit Franco Petazzi

Rebelle dans l’âme, rebelle dans l’art

Si le jeune Piero Fornasetti rêve d’éprouver sa fibre créative depuis qu’il est enfant, son passage à l’Académie des beaux-arts de Brera, lui laissera un goût amer. L’établissement interdit le travail sur modèle vivant; il n’en faut pas plus pour que le jeune peintre s’indigne. À 19 ans seulement, il remet en cause ces méthodes qu’il trouve dépassées et se voit exclu de l’Académie pour indiscipline. Tant pis, il tracera sa voie ailleurs. 

Loin de se décourager, Fornasetti se fait la main dans l’atelier de son père — vendeur de machines à écrire — et expérimente plusieurs techniques de gravure et d’impression : lithographie, travail sur cuivre, pointe sèche, monotype, tout y passe. À la suite de son renvoi, en 1932 , il intègre l’École des Arts appliqués de Castello Sforzesco où il se forme en autodidacte.

Son travail paie et son imprimerie d’art ne tarde pas à attirer l’attention du grand maestro du design, Gio Ponti. L’année 1939 marque le début d’une belle collaboration entre ces visionnaires qui laisseront leur empreinte dans le patrimoine artistique italien. 

Les premières commandes affluent et le succès va crescendo, si bien qu’en 1940, Fornasetti inaugure son atelier. Meubles, couvertures de magazines, livres d’art, fresques… La force de l’artiste, c’est sa polyvalence, mais aussi sa grande intuition — ladite «Folie pratique» —, mettant la beauté et la créativité au service de l’usage.

Dès 1943, la guerre pousse Fornasetti à l’exil. Il trouve refuge en Suisse où il devient dessinateur au sein d’une entreprise textile. Au cœur de cette période trouble, la résilience est de mise : le peintre continue, malgré tout, à explorer ses aspirations artistiques. C’est à son retour à son retour à Milan que le véritable succès l’attend. Les années 50 marquent un nouvel essor pour Fornasetti, dont la renommée gagne peu à peu le reste du monde et son style inégalable fait des vagues. À la source de cette audace, un grand désir de liberté : «Je ne crois pas aux époques ni aux dates. Je n’y crois pas, affirme-t-il. Je refuse d’établir la valeur d’une chose en fonction de la date. Je ne me fixe pas de limites et rien n’est trop ésotérique pour être pris pour source d’inspiration. Je souhaite libérer mon inspiration des limites de l’habituel».

Fornasetti atelier-hand painting process
Fornasetti plates Tema e Variazioni

L’obsession «Tema e variazioni» 

Fornasetti, c’est aussi un visage; un visage de jeune femme au regard pénétrant et aux traits sereins qui n’est jamais tout à fait la même, jamais tout à fait une autre… 

Dès 1952, la série «Tema e variazioni» prend vie : Piero Fornasetti reproduit, réinterprète et recompose le portrait de Lina Cavalieri d’innombrables fois au fil des ans. L’exercice vire à l’obsession, l’obsession devient une icône. Sur les assiettes en porcelaine comme sur les lampes, au naturel ou détourné à la manière surréaliste, le visage de Lina Cavalieri prend mille et une formes! «L’obsession de Fornasetti était contagieuse. Elle est devenue la nôtre», en vient même à conclure le journaliste Glenn O’Brien. 

Chanteuse d’opéra et actrice, Lina Cavalieri connaît, durant la première moitié du XXe siècle, un succès immense et nombre d’artistes s’entichent de celle qu’on surnomme «la plus belle femme du monde». Si Fornasetti en fait sa muse, il ne l’a pourtant jamais rencontrée : c’est au hasard des pages d’un magazine que le visage de la cantatrice apparaît à l’artiste. Bien qu’elle incarne pour lui tous les canons d’une beauté classique, Fornasetti en fait un motif obsédant qu’il détourne avec humour et poésie, comme un signe avant-coureur du mouvement Pop art. Piero Fornasetti en avance sur son temps? Ce ne serait pas la première fois!

Piero Fornasetti at work in his studio

Fornasetti : un nom, un héritage

Plus qu’un nom, c’est une audace singulière et un esprit créateur que Piero lègue à son fils Barnaba. Le jeune homme marche sur les pas de son père et en vient même — ironie du sort — à fréquenter l’Académie des beaux-arts de Brera. Très vite, il tire son épingle du jeu : sa collaboration avec le designer italien Ken Scott et sa position de directeur artistique pour la revue underground Get Ready lui donne des ailes et le lance dans le milieu du design. 

Dans les années 80, père et fils entament ensemble un nouveau chapitre et Barnaba rejoint l’Atelier Fornasetti. Pour inaugurer cette nouvelle collaboration, les deux designers insufflent à une Ford Granada ce petit grain de folie signé Fornasetti.

Si Piero Fornasetti disparaît en 1988, l’empreinte laisse sur le monde de l’art et du design est indélébile. Désireux de perpétuer l’héritage de son père, Barnaba reprend la direction de l’Atelier. Il consacre plusieurs années à passer en revenue le travail de son père et à en extraire la substantifique moelle. Plus encore, il décline l’univers de Fornasetti sur des supports jamais explorés jusqu’alors. Sous son impulsion, l’Atelier signe par exemple sa première collection de vêtements, lance une série de vases devenue iconique, et produit même sa version du Don Giovanni de Mozart. Barnaba étend la créativité plus loin encore en signant une collaboration artistique avec Comme des Garçons puis avec l’artiste britannique Anj Smith. La consécration arrive en 2017, alors que le designer est récompensé du MAD visionaries! Award. Il faut croire que la pomme ne tombe jamais très loin de l’arbre.

Repeindre le monde, encore et encore 

Si l’Atelier porte en lui une histoire presque centenaire, sa folie créative demeure intarissable. Fornasetti s’illustre une fois encore lors de la Milan design Week 2025. Ces dernières créations réinterprètent l’un des jeux artistiques préférés de Fornasetti : tordre les dimensions pour rendre le majestueux minuscule. Palais du XVIe siècle et système solaire deviennent les motifs parfaits pour orner les objets du quotidien. La nouvelle collection applique ce principe à la lettre, transformant la maison moderne en un univers onirique où les différents éléments interagissent dans des combinaisons toujours nouvelles. En bouleversant les proportions et en changeant les perspectives : sur les lampes de chevet, les horloges de table ou murales, la vaisselle ou les bougies parfumées, les palais de la Renaissance côtoient le confort et la modernité d’un salon moderne. 

Le ciel, quant à lui, s’invite à l’intérieur sous la forme de soleils et de lunes dotés de traits anthropomorphes. Majestueux, sévère ou malin, le Soleil est souvent un alter ego, engagé dans un dialogue silencieux avec son homologue féminin, la Lune. Dans la réduction ludique du titanesque au minuscule, ce système solaire imaginaire gravite autour de petits accessoires pour la maison. Une curieuse exploration de l’univers, où la seule règle est de laisser libre cours à l’imagination.

Enfin, cette dernière édition de la Milan design Week se place sous le signe de la collaboration. Poltrona Frau et Fornasetti poursuivent leurs efforts communs en présentant deux rééditions uniques : l’emblématique fauteuil 1919 et le coffre-bar Isidoro, imprimé du motif évocateur Ultime Notizie («Dernières nouvelles» en italien) provenant des archives de Fornasetti. «Dernières nouvelles — dernières nouvelles du pays des merveilles de Fornasetti : Qui de mieux que Poltrona Frau pour développer ce concept et lui donner vie avec un fauteuil sur lequel, dès que je m’assois, je commence à rêver?», confie Barnaba.

 

Son héritage, Fornasetti le conjugue au temps présent, le décline, l’étire au-delà des possibles. Le «classique» devient un élément de surprise; la répétition, paradoxalement, engendre la nouveauté. Pour percer à jour cet univers régi par ses propres règles, l’imagination est la clé; c’est ici que commence la magie de Fornasetti.

Par Eduardo Costerg

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